La pluie, le beau temps qui passe et autres sujets

Cette petite fantaisie linguistico-météorologique a été publiée pour la première fois dans le numéro 15 du fanzine Miniatures, en juillet 2000.


Illustration

Octave arpentait le trottoir depuis plusieurs éclaircies, battant le pavé qui protestait bruyamment. Pour se venger, le trottoir essayait de lui faire rater les interstices pour qu’il sombre dans l’abîme. Ignorant ses vitupérations, Octave ressassait encore et encore la même lancinante question : pourquoi Blanche n’était-elle pas arrivée ?

Il souleva la manche de sa veste pour regarder le temps qu’il était. 18,2°C. Où donc était Blanche ?

Et si c’était lui qui avançait ? Non, impossible ! On ne faisait pas plus précis que son thermomètre-bracelet, un modèle si sophistiqué qu’il donnait, à condition de lui demander poliment, la température, la pression atmosphérique et le taux d’hydrométrie. Les juges olympiques utilisaient le même pour mesurer les temps des athlètes. Octave pouvait donc se montrer satisfait de son appareil. Il en prenait le plus grand soin, car il avait horreur que quelqu’un prenne son temps et oublie de lui rendre. C’était un modèle parfaitement tempéré, pas comme ces marques anglaises toujours bloquées sur 12°C et Pluie et brouillard. Et puis, grâce à ses douze fuseaux, on pouvait connaître le temps n’importe où dans le monde, ce qui s’avère très utile quand on voyage beaucoup. Ce n’était pas le cas d’Octave, mais il aimait ce qui se fait de mieux. Comme ce thermomètre, par exemple, et comme Blanche, qui n’était pas là.

A tout hasard, il leva la tête vers le ciel. Peut-être avait-elle oublié leur rendez-vous, elle qui était si souvent dans les nuages. Mais par ce bel après-midi, on ne trouvait pas la moindre trace de nébulosité. D’ailleurs, on n’avait pas vu de nuage dans le ciel depuis bien longtemps, ni d’orage dans l’air. Les vacanciers s’en réjouissaient, pas les paysans. Einstein avait raison : le temps est relatif, il dépend de l’observateur. Un cousin d’Octave, agriculteur de son état, avait subi les outrages du temps. Il possédait une exploitation agricole où il cultivait ses dons, mais depuis que le temps s’était détraqué et que les horlogers ne parvenaient pas à le réparer, les récoltes étaient mauvaises, et la culture générale du pays s’en ressentait. Oh, on avait bien proposé de partager le temps de travail, mais avant que ce projet devienne réalité, beaucoup d’eau aurait coulé à pic sous les ponts.

Le grand-père d’Octave répétait : « De mon temps, ce n’était pas pareil. Vous, les jeunes, vous ne l’avez pas connu, le bon vieux temps. » Le bon vieux temps, d’après grand-père, c’était quand il pleuvait au printemps, qu’il y avait du soleil en été, que les feuilles tombaient des arbres en automne et qu’il neigeait à Noël, lorsque toute la famille se réunissait autour de la bonne flambée pour écouter ses histoires. Mais désormais, la canicule déboulait au printemps, il pleuvait en été, et les feuilles tombaient surtout d’arbres malades d’avoir bu les pluies acides. La neige à Noël, pas la peine d’en parler, et puis de toute façon plus personne ne s’intéressait aux histoires du grand-père, remplacé par la télévision.

Les gens aimaient bien regarder la télévision, en particulier les prévisions chronologiques juste après le journal. Octave n’avait jamais compris l'intérêt d’entendre le présentateur annoncer, animation satellite à l’appui, que « la semaine commencera malheureusement par un lundi et un mardi, mais devrait fort heureusement s’achever sur un week-end. » D’abord, les prévisions chronologiques étaient rarement exactes, et puis Octave préférait aviser au jour le jour : si on était lundi, il partait travailler, et si on était samedi, il se promenait avec Blanche.

Mais où était Blanche, justement ? Octave regarda encore une fois à son poignet. Presque 19°C ! Et s’il avançait ? Octave détestait être en avance sur son temps, chose toujours très mal vue. Mais désormais, le doute s’était installé dans son esprit et se cramponnait de toutes les forces de son ombre.

Une cabine téléphonique passait dans les parages. Octave la fixa des yeux et put entrer dans la cabine ainsi immobilisée. Grâce à ses notions élémentaires de solfège, il composa facilement l’air du cadran solaire parlant. Après plusieurs sonneries, ce dernier décrocha enfin et annonça d’un air bougon (car il dormait profondément et détestait être tiré de son sommeil par le téléphone) : « Au quatrième plic, il fera exactement 19°C et 1020 pascals. Plic ! Plic ! Plic ! Plic ! » Quatre gouttes d’eau tombèrent sur la tête d’Octave, interprétant les premières notes de L’Orage de Georges Brassens.

Octave soupira. Si son thermomètre-bracelet donnait le temps exact, comment expliquer l’absence de Blanche ?

Nerveux, il ressortit de la cabine téléphonique, laquelle reprit sa route en pressant le pas, car tout cela l’avait mise en retard. Un homme portant costume gris et attaché-case l’évita de justesse, mais il percuta Octave de plein fouet. L’homme-en-gris le foudroya du regard. Heureusement, Octave portait son paratonnerre. L’homme se contenta donc de grommeler : « Ecartez-vous, je suis pressé. » Le malotru disait la vérité : il était tout plat. Il poursuivit son chemin, qui avait profité de l’incident pour prendre plusieurs mètres d’avance.

Octave haussa les épaules. Encore un qui n’avait pas le temps ! Plus personne n’avait le temps. Résultat : on ignorait où il était passé. Impossible de remettre la main dessus ! Décidant de ne plus suspendre son vol, le temps avait disparu, et les saisons avec lui ! Et comme le temps c’est de l’argent, le manque à gagner était considérable. Certains accusaient les automobiles, et leurs moteurs quatre-temps qui transformaient le temps en CO2, en embouteillages et en accidents de la route. D’autres incriminaient les ordinateurs, qui avaient remplacé le temps réel par un temps virtuel.

Mais Octave, lui, savait encore prendre le temps de vivre. Il attendrait donc Blanche aussi long temps que nécessaire.

* * *

Le temps passa : des bourrasques, des averses, des éclaircies ; les saisons défilèrent en brandissant des pancartes, il y eut quelques ères glaciaires. Et Blanche arriva enfin, un peu essoufflée. « Je ne t’ai pas trop fait attendre ? ». Ils s’embrassèrent, avant de partir main dans la main conjuguer le verbe aimer à tous les temps.


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